La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à                                                                                                                                          travers des archipels de certitudes. (Edgar Morin.)
                                                                                                                                  Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.(Friedrich Hölderlin)

Au cours de ces dernières semaines tout à fait hors du commun, un thème récurrent se manifeste, celui de l’incertitude. Des nombreux articles concernant des données scientifiques sur le coronavirus, aux décisions politiques, ou encore sur le surprenant, l’inquiétant éprouvé lors de promenades dans les ruelles désertes, à la fois si familières et devenue si étrangères, il semble y avoir peu de place pour les certitudes. Pourtant, celles-ci semblent recherchées, telles les lumières scintillantes d’un phare dans l’obscurité que côtoie le navigateur lors de ses traversées nocturnes. De cette nouvelle réalité, le familier devient étranger. Nous côtoyons de proche le Unheimliche 1 Freudien.

Ainsi, la tolérance à l’incertitude et peut être davantage le consentement à celle-ci pourrait être une position, une posture dans laquelle se tenir afin de continuer à penser librement et à ne pas « réagir » à un surcroît de réel en figeant notre pensée ou bien encore dans une agitation anxieuse, conséquente d’une impréparation psychique à cette pandémie, tel un effroi 2. Posture qui n’est bien évidemment pas simple à tenir, 2 loin de là, et dont la psychanalyse à sans aucun doute quelque chose à nous apprendre.

N’est ce pas la posture à apprivoiser, à tenir lors de séances de psychothérapie et plus précisément dans une position d’écoute analytique? Écoute dont la valeur est celle de cet accueil de ce qui peut y avoir du plus ténu, d’imprévu et se situant souvent aux creux des silences et des mots, et qui pourtant pourra se découvrir comme capitale dans l’expérience analytique (André, 2004). Ainsi, tant du coté du thérapeute et plus encore de celui du patient, l’attente dans l’incertitude accompagne l’attente de l’inattendu, ouvrant ainsi des voies, le plus souvent évocatrices d’une possible rencontre avec la part inconnu de soi, l’étranger en soi. Rencontre qui permettra de se penser autrement au travers de ce que Pontalis nommera « une traversée » :

« Mais que l’analyse commence (...), plus de savoir qui tienne, plus de théorie qui vaille. Que nous

reste il alors? Une certaine confiance. Confiance en quoi ? en ceci: la traversée, si longue, si

éprouvante, si périlleuse qu’elle puisse être, se fera. ».

Cette traversée, bien que parsemée d’incertitudes, pourra davantage trouver son rythme et son maintien dans la mesure où le cadre analytique proposé permettra la mise en place même de cette traversée ou pour utiliser un terme plus classique celui d’un processus analytique (Green, 2003).

Lorsque Freud pose comme règles fondamentales la neutralité bienveillante et l’écoute flottante du côté de l’analyste dans le cadre de la méthode analytique, il place la nécessité d’un refusement par (et pour) l’analyste d’une position de maîtrise et de savoir sur l’analysant. Du coté du patient, les règles du « ne rien faire » (implicite lors de séance sur le divan-fauteuil ou en face à face, et probablement à revisiter lors de séance au téléphone dans le contexte actuel...) et de la libre association, écartent l’idée d’une maîtrise et l’invitent à se défaire de ses résistances. Analyste et patient devront en quelque sorte se laisser naviguer en eau trouble et « tenir le coup » (Green, 1990) face aux mouvements déliants dont ils seront tour à tour les protagonistes et/ou les dépositaires en lieu des mouvements transfero-contre-transférentiel et dont un travail de tissage et retissage devra s’élaborer. Si la navigation « à vue » peut être
efficace lorsqu’aucune restriction (pluie, brouillard, neige, etc.) ne perturbe la visibilité du marin, certaines balises lui sont toutefois nécessaires pour poursuivre sa route. Ainsi, tout comme pour le clinicien et le voyageur qu’il accompagne, ces règles deviennent les balises avec lesquelles ils peuvent faire route, en tolérant l’incertitude et en préservant le processus analytique.

Les balises nécessaires à un tel travail d’élaboration tiennent au maintien de la méthode analytique, et de façon paradoxale, quel qu’en soit les aménagements (ex: psychothérapie psychanalytique en face à face; séance téléphonique...), d’autant plus lorsque le cadre fait office de fonction contenante, « d’enveloppe psychique » (Green, 2003) pour des patients dits « difficiles ». Rester neutre, être ni pour, ni contre (bien au contraire), maintenir une écoute et une position autre que celle de celui qui sait ou qui dirige. Une position, une posture qui engage l’être et qui détermine une pensée associative vers des sillons inconnus dont l’attente accompagnera l’écoute, et dont l’imprévu sera la route à suivre. Sortir de ces balises c’est risquer d’empêcher cette traversée, de ne pas se laisser emporter par le mouvement si bien décrit, me semble t’il par Laplanche et dont je n’ai pas la citation exacte et évoquant « une spirale qui s’élève autour d’un centre dont il s’éloigne et se rapproche successivement sans jamais l’y rejoindre entièrement. ».

Le travail en institution avec des patients « aux limites de l’analysable » ne fait pas figure d’exception quant à la possibilité d’une traversée, quitte à ce qu’elle se fasse en eau trouble ou peut être davantage en haute mer (si ce n’est pas toujours le cas). Les doutes et les incertitudes sont le quotidien de nombreux cliniciens, menant parfois certains à se questionner sur leur fonction d’écoute lors d’une énième hospitalisation d’un patient « À quoi bon!? Il revient encore! ». Ainsi, tout n’a pas été encore dit...? La traversée n’est pas terminée?

Etienne Le Marois
Psychologue, psychothérapeute psychanalytique.


1-L’inquiétante étrangeté.
2-Dans le Vocabulaire de Psychanalyse, à la différence de l’angoisse (peur sans objet connu) et de la peur (avec objet connu), l’effroi évoque l’impréparation à un traumatisme.

André, Jacques. (2004). L’imprévue en séance. Gallimard.
Green, A. (2003). Idée directrices pour une psychanalyse contemporaine (2e éd.). Paris: Presse Universitaire de France.
Green, A. (1990). La folie privée.
Freud, Sigmund. (1985). L’inquiétante étrangeté et autres essais (1919). Gallimard.
Freud, Sigmund. (1953). La technique psychanalytique (1913). PUF.
Laplanche, J., et Pontalis, J.B. (2007). Vocabulaire de la psychanalyse (5e éd.). Paris: PUF.
Pontalis, J.B. (1977). Entre le rêve et la douleur. Gallimard. Collection Tél.