La psychanalyse n’a cessé d’explorer et d’approfondir la question de la place de l’autre dans la psyché et ce, de multiples manières :  par exemple, l’autre en tant que part de soi-même vécue comme étrangère, l’autre objet de désir, modèle, aide ou adversaire (Freud); l’autre (mère) indifférencié de soi pour le bébé ou, dit autrement, l’un qui ne va pas sans l’autre (Winnicott); le grand Autre (Lacan), lieu du langage et de la loi; l’autre porteur à son insu de signifiants énigmatiques, objets source de la pulsion (Laplanche).  Ces divers points de vue, malgré des différences notables, situent l’autre au plus profond de soi.  En ce sens, la psychanalyse me semble avoir principalement abordé la question de l’autre sous un angle qui rejoint celui du poète Rimbaud lorsqu’il écrit que  « Je est un autre ».

Qu’en est-il des effets de la présence réelle, externe, agissante de l’autre ou de plusieurs autres sur notre fonctionnement psychique?   Quel est l’impact de leur présence physique, de leurs regards, de leurs gestes, de leurs mots.   Lorsque ce regard se porte sur nous, sommes-nous plus près de « L’enfer c’est les autres » de Sartre que de la prise de conscience de Rimbaud?  Comment s’articulent les effets de ces autres réels (externes) et ceux de l’altérité que chacun porte en soi?  Des psychanalystes -- mentionnons ici les travaux importants de R. Kaës et de W. Bion -- se sont intéressés à la question du groupe, inspirés notamment par Freud et sa « psychologie sociale » (pourrait-on dire : cette « autre » de la psychanalyse) dont il a spéculé les formes dans des textes comme Totem et tabou ou Psychologie collective et analyse du moi.  Il me semble que ces psychanalystes nous amènent sur un territoire où il reste beaucoup à explorer, suggérant qu’il y aurait une part de l’inconscient, et donc de mise en travail de conflits pathogènes, qui ne serait accessible qu’en groupe, que « je », en présence de plusieurs autres, ne serait plus le même «autre».

Ma participation à des groupes dits de « formation »[1],  de même que mon travail de psychothérapeute de groupe, m’ont fait ressentir à quel point la présence de plusieurs autres vient mettre en travail des zones profondes de l’être dès que cette présence n’est plus assignée à un rôle précis, prédéterminé, familial, professionnel ou autre.  La place des autres ainsi que la place que soi-même on occupe dans/pour l’objet groupe deviennent l’objet d’une énigme se manifestant sous la forme de réactions affectives dont l’intensité a de quoi surprendre et qui suscitent diverses réactions défensives, dont l’attente d’un leader protecteur ainsi qu’attachements et identifications  en urgence (« liens érotiques », selon Freud).   Bion (1961) a évoqué cette énigme dans son ouvrage Recherches sur les petits groupes où il nous dit qu’en groupe les phénomènes psychiques se présentent sous l’angle « du sphinx, symbole des problèmes de la connaissance et de la méthode scientifique ».  Cette référence à l’énigme me fait croire que le groupe remet en travail de façon particulière la capacité négative, celle qui permet de tolérer de ne pas savoir, d’attendre, d’être impuissant face aux stimuli sexuels multiples et à la complexité inhérentes à la présence des autres.  Bion suggère que le difficile rapport à l’objet groupe suscite des craintes et des fantasmes renvoyant au difficile rapport archaïque au corps maternel et à ses contenus.  Il affirme l’utilité d’explorer « la profondeur [de ce] niveau psychotique et d’en démontrer l’existence bien que cela puisse entraîner une aggravation temporaire de la ‘maladie’ du groupe ».  Doit-on en comprendre qu’il s’agit d’une sorte de quitte ou double de la pensée : un plus grand risque pouvant mener à une plus grande connaissance/émergence de soi et de l’autre?

Prenant le risque d’une extrapolation de la recherche sur les petits groupes  à l’analyse de nos rapports sociaux en général, on peut proposer que les opinions souvent tranchées dans nos débats politiques (enjeux nationaux ou internationaux, mais aussi débats dans nos groupes ou associations d’appartenance) ainsi que nos allégeances ou nos haines trop peu élaborées face à certains leaders, sont en partie l’effet de mouvements défensifs face à la multiplication des présences et des idées.  Malheureusement, si l’on se fie aux réactions des petits groupes face au regard de l’analyste,  il faut s’attendre à ce que le regard de la psychanalyse face aux enjeux sociaux, malgré qu’il vise la connaissance et le développement, suscite de vives résistances, étant perçu comme possédant, selon les mots de Bion, « la nature énigmatique, sombre et interrogatrice du sphinx annonciateur de malheur ».

 

 

 

 

Pierre Joly

Psychologue et psychanalyste

Membre de l’APPQ et de la Société psychanalytique de Montréal

 

 

[1] Ce terme m’apparaît comme un euphémisme pour désigner l’exploration des intenses phénomènes de la vie psychique groupale et le difficile travail d’analyse nécessaire pour départager les enjeux intrapsychiques, interpsychiques et groupaux.