J’ai été frappé par une remarque d’un collègue qui m’a initié à l’intervention auprès d’adultes et d’adolescents ayant une dépendance à l’alcool et aux drogues, au service externe d’un Centre de réadaptation en dépendances (CRD), situé dans un CLSC d’une petite municipalité en Gaspésie: « Vous savez, la consommation peut permettre à des gens de rester en vie ». Sa remarque contrastait avec ma perception essentiellement négative de l’aspect toxique, addictif et autodestructeur des dépendances. En même temps, elle me faisait penser que la souffrance particulière de ces personnes pouvait les amener à chercher un exutoire dans la consommation excessive de substances psychoactives. Ceci dit, je me suis demandé comment j’allais pouvoir aider ces patients ayant tendance à s’esquiver d’une confrontation de leurs enjeux psychique et relationnel en les engourdissant chimiquement.

Les termes addiction, alcoolisme, toxicomanie, jeu compulsif, approche biopsychosociale, abstinence totale, réduction des méfaits, entretien motivationnel, programme douze étapes, thérapie résidentielle, désintoxication et réadaptation sont tous révélateurs des conceptualisations et des pratiques plurielles qui prévalent dans le champ des dépendances. Des données probantes ont démontré l’efficacité des thérapies conjugales et familiales ainsi que des thérapies cognitivo-comportementale auprès de personnes ayant des dépendances. Quoique toutes ces approches et modèles cliniques s’adressent à de multiples facettes des addictions, elle tiennent peu compte des dimensions psychique et relationnelle des patients. Ces dernières sont pourtant primordiales à considérer pour une compréhension en profondeur et une vision de changement durable.

Les dépendances ont toujours posé un certain défi à l’approche psychanalytique. S’agit-il d’un symptôme, d’une défense, d’un trouble à part entière ou d’une condition coexistant avec d’autres problématiques de santé mentale? Les récits des patients que j’ai rencontrés ont révélé que la dépendance est souvent associée à un trauma (ex : abus sexuel, violence conjugale et familiale, suicide d’un proche, séquelles incapacitantes d’un accident, etc.). Il m’a semblé alors essentiel de tenir compte de l’interrelation entre le trauma, la structure de personnalité et la relation particulière du patient avec sa substance privilégiée. À mon sens, l’approche psychanalytique permettrait d’explorer des enjeux relationnels, développementaux et de symbolisation tout comme le sens des symptômes et des agirs des patients. L’observation et l’utilisation du transfert et du contretransfert apporteraient un matériel clinique riche qui favoriserait la compréhension du dysfonctionnement de la personne. Le peu de présence d’intervention s’inspirant de la psychothérapie psychanalytique dans les programmes publics en dépendances m’ont obligé d’intervenir dans les « interstices du système ».

Ce bref « témoignage » ne fait qu’effleurer les contributions conceptuelles et cliniques de plusieurs psychanalystes et psychothérapeutes psychanalytiques sur la question des dépendances. Parmi ceux-ci, Jean Bergeret1. a formulé l’hypothèse selon laquelle l’insuffisance de l’intériorisation d’objets primaires peut causer une carence de l’imaginaire chez le toxicomane. Introduisant la notion de « la clinique du vide », Fernando Geberovich2. a décrit la fonction de l’oscillation entre la jouissance et l’auto-anéantissement chez le toxicomane, associée selon lui à la difficulté de symboliser une absence. Cette situation amène le toxicomane à s’appuyer sur la consommation comme « prothèse ». Il tend à fonctionner en mode agir et à s’attaquer au cadre thérapeutique. Ces conceptualisations ont trouvé une résonance dans mon écoute des patients et dans ma prise de conscience de mon contretransfert. Elles ont trouvé un écho également dans les réactions des patients à la formulation d’interprétations, notamment en ce qui concerne leur impulsion à « geler », par la consommation, l’émergence d’émotions difficiles à mentaliser. L’effort pour métaboliser mon vécu contretransferentiel a permis une mise en sens de la charge affective et l’amorce d’un travail de verbalisation et de symbolisation chez le patient.

Les récits des patients ont mis en évidence les effets nuisibles de la défaillance des fonctions maternelle et paternelle sur le développement d’un narcissisme sain et d’une autonomisation relationnelle durant l’enfance et l’adolescence. L’ajout d’un trauma a rendu encore plus complexe la survie psychique. L’interaction douloureuse entre ces éléments a été propice à l’appât de la consommation pour y faire face. Le travail thérapeutique autour du trauma et de l’addiction s’est fait de manière simultanée ou séquentielle, à l’intérieur de la psychothérapie psychanalytique, selon la capacité du patient à maintenir son abstinence des substances psychoactives et à être présent dans le ici et maintenant.

La consommation abusive de substances psychoactives dans le but d’atteindre un état de soulagement, d’extase ou de sensation forte contre la souffrance exerce une forte concurrence à la psychothérapie psychanalytique, assez terrestre en comparaison! Dans mon expérience, par contre, l’approche analytique est bien positionnée pour aider le patient à apprivoiser sa terreur du vide et à apprendre à tolérer le manque, ce manque intrinsèque à la condition humain et nécessaire à la symbolisation.

Geoff Clayden
Travailleur social
Psychothérapeute psychanalytique

1. J. Bergeret, « Aspects économiques du comportement d’addiction », in Le Psychanalyste à l’écoute du toxicomane, Paris, Dunod, 1981.
2. F. Geberovich, No satisfaction : Psychanalyse du toxicomane, Paris, Éditions Albin Michel, 2003